Non, je ne vais pas vous parler des différences techniques, telles que la couverture ou le niveau de définition des images qui existent entre la nouvelle offre Geoportail, annoncée en France le 23 juin par l’IGN et Google Earth.
Je suis beaucoup plus intéressé, fasciné, par les différences d’approches entre ces deux solutions, par l’abîme culturel qui les sépare.
L’annonce !
Le 23 juin 2006, deux événements majeurs ont marqué la France : la difficile qualification de notre équipe de foot pour la suite de la coupe du monde et... l’annonce officielle de Geoportail, le nouveau service de l’IGN permettant de voir “La France d’en haut” (Tout un symbole, un an avant les élections présidentielles !)
« Remarquable, merveilleux, étonnant ! C'est un enjeu de modernisation pour l'Etat qui doit être exemplaire dans l'usage des nouvelles technologies » a déclaré Jacques Chirac, à qui l’on a fait une démonstration privée, au Palais de l’Elysée, avant l’ouverture au public.
« Vraie merveille de la technologie, spectaculaire, éblouissant de simplicité » s’exclament en cœur
nos trois ministres, Dominique Perben, Jean-François Copé et Nelly Olin, chargés de “couper le ruban” inaugural, avant 12 h 30, heure de l’ouverture officielle au “public d’en bas”.
“Une carte de France à faire pâlir Google Earth” titrent nos amis de 01.net.
Face à ces merveilleuses déclarations, j’ai un ...
“Petit” problème !
J’aurais bien aimé illustrer ce texte d’une image venant de Geoportail. Bêtement, comme beaucoup d’autres Français, j’ai essayé de me connecter sur ce site pour profiter de cette merveille technologique française, seul pays à proposer une “riposte nationale” à Google Earth. (Il paraît qu’aucun des trois ministres présents à l’inauguration n’a prononcé ce nom tabou !)
Quelle surprise ! Ce service innovant a provoqué un afflux de visiteurs sur le site de l’IGN ! Nous avons tous été accueillis par le merveilleux message ci-joint !
J’ai même essayé de me connecter pendant le match de foot France - Togo, en pensant, naïvement, avoir une petite chance d’y accéder ; peine perdue !
Je n’ai réussi à obtenir que la carte mondiale m’indiquant toutes les zones géographiques couvertes par Geoportail.
Ceci m’a au moins permis de corriger une lacune impardonnable de ma culture géographique nationale et de découvrir l’existence d’un territoire que j’ignorais, les ... îles Crozet. Merci, l’IGN.
Heureusement que Wikipédia m’a permis de combler ce déficit de connaissance en me proposant,
immédiatement, une carte de ces îles, avec, il est vrai, une définition totalement inacceptable !
Je ne désespère pas, le 24 décembre 2006 vers 23h 59, d’avoir enfin accès à ce merveilleux service que le monde entier doit nous envier !
Rendez-vous compte, nous sommes le seul pays à proposer une couverture à 50 cm par pixel, sur 100 % du territoire ! Ne pouvant le vérifier, je suis même prêt à faire une confiance “aveugle” à l’IGN et croire que les 400 000 photos utilisées permettent cette précision.
Un condensé des “maux” SI à la Française.
Je ne conteste pas les “bonnes intentions” qui ont pu présider au lancement de Geoportail. Je constate simplement que c’est un parfait condensé des erreurs commises par trop de responsables informatiques qui lancent des grands projets, dont nous sommes tellement friands en France.
Comparer Geoportail et Google Earth, c’est un exercice “douloureux” mais qu’il faut avoir le courage de faire pour comprendre les maux dont nous souffrons trop souvent.
N’ayant, en rien, participé à ce projet, je ne peux en faire qu’un diagnostic externe, au vu des résultats.
Quels sont les principaux défauts de Geoportail ?
- Unicité
Tout ou rien, du Mont Saint-Michel au moindre village, il n’était pas envisageable d’ouvrir le service tant que tout ne serait pas au même niveau. Il serait trop dangereux de se mettre à dos le maire d’une commune qui n’aurait pas, immédiatement, eu droit au même service, à la même qualité que Mr Delanoé, maire de Paris.
- Universel
La moindre parcelle du territoire national doit être traitée de la même manière. Je n’ose même pas me poser la question du rapport coût/valeur de l’envoi d’une équipe photographique aux îles Crozet et Quergelen pour y réaliser des images qui seront consultées par des millions de personnes.
- Parfait
Il ne doit surtout pas manquer un “bouton de guêtres” sur le service proposé, à l’ouverture ! Versions beta, connaît pas !
N’aurait-il pas été plus raisonnable, plus efficace, d’ouvrir le service dès que les premières 10 000 photos auraient été prises ? Ceci aurait permis aux internautes de tester le service et de proposer des améliorations.
Quel crime de lèse-majesté que d’imaginer que les utilisateurs pourraient avoir une vision et des attentes différentes de celles de la maîtrise d’ouvrage !
Nous aurions alors assisté à des échanges “intéressants” entre maîtrise d’œuvre, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre déléguée à la maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’ouvrage déléguée à la maîtrise d’œuvre pour savoir qui devait prendre en charge la responsabilité, et les budgets, relatifs à ces demandes de modifications que le “vulgum pecus” avait l’outrecuidance de suggérer.
- Meilleur
Google Earth nous propose une définition de 2 m ; nous ferons mieux !
L’Astérix informatique qui sommeille dans l’esprit de nos politiques prend le relais et les pousse à développer des outils, des solutions qui doivent impérativement être meilleures que ce que font nos amis étrangers, surtout s’ils sont américains !
La leçon n’a toujours pas été comprise et la prochaine catastrophe annoncée s’appelle Quaero, le moteur de recherche national (avec une participation théorique allemande) pour lequel vont être dépensés des dizaines de millions d’euros.
Loic le Meur a présenté avec brio, sur son blog, les 10 raisons de l’échec programmé de de projet.
- Mépris pour les Infrastructures
Fallait-il un schéma directeur à cinq ans pour prévoir que la demande serait forte les premiers jours ?
L’essentiel des investissements a dû être réalisé dans le développement des applications et les probables dépassements n’ont pas permis d’investir sur les infrastructures informatiques suffisantes pour supporter la charge.
Google investit des milliards de dollars dans des infrastructures, serveurs, réseaux, pour garantir une performance optimale de ses services.
Est ce que les informaticiens de l’IGN ignorent qu’il existe des sociétés spécialisées très performantes, telles que Akamai, qui peuvent mettre à la disposition de leurs clients des infrastructures capables d’absorber les pointes de charge ? Ont-ils entendu parlé de l’informatique “On demand” qu’IBM et autres HP auraient été ravis de mettre à leur disposition ?
Mépris pour la logistique, ignorance ou absence de budgets ? Peu importe la raison, cette non-adéquation des infrastructures à la demande prévisible est inacceptable.
- Contrôle étatique
Le service universel c’est bien, mais l’intérêt national, la sécurité, et mille autres raisons créent des exceptions. J’imagine sans peine les dizaines de réunions qui ont pu avoir lieu pour choisir les zones “sensibles” qu’il fallait protéger de la curiosité du citoyen lambda.
Un bon exemple : il serait malséant que nous puissions admirer ... le château qui sert de résidence secondaire de Jacques Chirac en Corrèze ; il a donc été effacé de la carte ! C’est au moins aussi stratégique que l’Île longue, à Brest, qui abrite nos rares sous marins nucléaires.
- Statique
Saura-t-on un jour combien a coûté la création de ces 400 000 photos aériennes ?
Un premier élément de réponse a été fourni par le responsable de l’IGN qui, à une question sur la fréquence de mise à jour des photos a répondu :
“ Il est prévu une actualisation tous les ... cinq ans”.
50 cm tous les cinq ans, par avion ou 2 m tous les mois, par satellite ? Quelle est la solution qui offre le meilleur rapport coût/valeur ?
Google et Microsoft proposent déjà des images 3D, haute définition, prises par avion volant à basse altitude ou par des voitures. La différence : elles ne sont pas disponibles pour toutes les zones, en même temps.
- Management centralisé
La liste des organismes publics qui ont collaboré au projet Geoportail est impressionnante ; c’est d’ailleurs
l’une des rares informations accessibles sur le site de Geoportail !
Je n’ai lu nulle part que Geoportail avait, comme Google Earth, ouvert ses API pour permettre à des entreprises ou des particuliers de s’appuyer sur ce lourd investissement public pour proposer, imaginer des services nouveaux.
En moins d’un an, des dizaines de Mashup Google Earth ont fleuri, couvrant aussi bien le domaine des agences immobilières que le golf. D’entrée de jeu, les responsables de Google, qui ne sont pas les personnes les moins brillantes du monde, ont pris la décision de laisser le pouvoir à l’intelligence des internautes de tout pays pour imaginer de nouveaux services.
Envisager qu’une PME innovante, Française ou non, puisse imaginer un service non prévu par notre “intelligencia” nationale, ose profiter de cet important investissement public pour faire des bénéfices, cette horrible idée n’a jamais traversé l’esprit des responsables de Geoportail.
- Hexagonal
Une couverture parfaite des 700 000 ou 800 000 Km2 que représentent l’ensemble des territoires français, pourquoi pas.
Je croyais que la France faisait partie d’un ensemble plus large, l’Europe. J’aimerais croire que l’IGN et le gouvernement français ont, immédiatement, prévenu nos voisins et amis espagnols, allemands, belges... de nos projets, de nos choix techniques, pour envisager, avec eux, une collaboration efficace.
Face à la couverture, imparfaite, mais mondiale, d’un Google Earth et des autres solutions de Mapi et Microsoft, aurait-il été idiot de créer une dynamique européenne pour mutualiser les efforts, les ressources et les résultats ?
J’arrête là ce jeu de massacre !
Images d’en haut, France d’en haut, Informatique d’en haut, quelle belle cohérence ! Quels merveilleux résultats !
Quel futur ?
Avertissement : Toute ressemblance entre les caractéristiques de Geoportail et celles des SI de certaines de nos grandes entreprises serait une simple coïncidence !
Universel, unique, centralisé, contrôlé par des organismes publics, statique, inutilisable, Geoportail est la parfaite caricature d’un “SI made in France” !
Imparfait, incomplet, innovant, ouvert, collaboratif, opérationnel, utile, évolutif, pragmatique, Google Earth est un bon exemple d’un “SI made in Web 2.0” !
J’ose espérer que Geoportail, dernier avatar des “SI à la Française”, aura au moins réussi, comme vaccin efficace, pour tous nos responsables informatiques.
Il les protégera, définitivement, contre ces maladies redoutables qui nous empêchent de développer des SI modernes et efficaces.
On peut toujours rêver !
Mise à jour du 28 Juin 2006
Devant la richesse et la force des commentaires générés par ce texte, et pour tenir compte des "surprenantes" évolutions du problème, je viens de publier un nouveau texte sur le sujet.