Comprendre l’innovation ? Lisez Christensen !
13/08/2006
Clayton M. Christensen, professeur à l’Université de Harvard, a écrit trois livres importants sur l’innovation :
- The Innovator's Dilemma
- The Innovator's Solution
- Seeing What's Next : Using Theories of Innovation to Predict Industry Change
Les idées qu’il défend permettent d’appréhender les mécanismes de base de l’innovation et expliquent pourquoi tant d’entreprises et de produits nouveaux échouent. Ces idées s’appliquent à tous les secteurs d’activité, mais sont particulièrement pertinentes pour tout ce qui touche aux technologies de l’information.
C’est une lecture indispensable pour toute personne qui s’intéresse sérieusement aux innovations et à leurs impacts.
Ce texte présente un résumé très succinct des idées de Christensen et mon interprétation de leurs applications dans le monde de l’informatique, et en particulier du Web 2.0.
Les points clefs de la démarche de Christensen
Sur ce premier graphique, une ligne représente le rythme d’évolution du progrès technique. Les performances des matériels et des logiciels s’améliorent en permanence ; la capacité des disques durs double tous les ans.
La deuxième droite représente l’évolution des attentes des clients ; elle évolue moins rapidement que les performances des outils.
J’ai fait apparaître deux familles de produits, A et B.
A : Produits matures, surdimensionnés
Les produits de type A ont dépassé les attentes de la très grande majorité des utilisateurs. En informatique, de nombreux produits appartiennent à cette famille ; citons, par exemple :
- Les bases de données Oracle ou DB2
- La suite bureautique Office
- Les processeurs Intel pour PC professionnels
Chacun pourra, à sa guise, rajouter d’autres produits à cette liste.
Les fournisseurs de ces produits se heurtent à un problème sérieux : ils ont de plus en plus de mal à convaincre le marché que les nouvelles versions apportent une valeur ajoutée suffisante pour justifier un changement.
B : Produits encore insuffisants
Il existe encore beaucoup de produits dont les performances ne sont pas jugées satisfaisantes par la majorité des utilisateurs ; ce sont, par exemple :
- La vitesse des réseaux mobiles 3G pour le transfert des données
- L’autonomie des batteries des microordinateurs portables
- La distance utile d’usage des bases Wi-Fi.
Les fournisseurs de ces produits sont dans une situation très positive ; toute amélioration des performances est immédiatement plébiscité par le marché, jusqu’au jour où ils croissent la ligne des attentes et se retrouvent en postillon de type A.
Les appareils de photos numériques en fournissent un bon exemple ; jusqu’en 2005, le nombre de mégapixels était un argument de vente important, car les utilisateurs voyaient clairement la différence entre 2 et 5 Mégapixels. Cette course est aujourd’hui terminée ; pour la très grande majorité des photographes amateurs, une photo de 10 MPixels, imprimée en 10x15, n’est pas visuellement meilleure que si elle pesait 6 MPixels.
Innovations de rupture
L’un des apports essentiels de Christensen a été de mettre en évidence ce qu’il nomme les innovations de rupture
Fasse à la saturation progressive du marché, pour les produits de type A, des entreprises innovantes lancent des produits de rupture, qui en font beaucoup moins, mais à des prix très compétitifs.
Ces produits ont l’intelligence de ne pas attaquer de front les leaders, mais commencent par prendre deux marchés clefs : les personnes qui se contentent de solutions raisonnables et les “non-utilisateurs ” actuels qui ne pouvaient pas acheter les produits leaders.
La Logan de Renault illustre parfaitement ce processus ; elle est vendue dans les pays émergents comme première voiture, dans une configuration minimale, autour de 5000 euros. Dans les pays avancés, la Logan est achetée dans une version “haut de gamme”, à 9000 euros, par des personnes qui ont découvert qu’elles n’ont pas besoin de “plus” de voiture pour répondre à leurs véritables attentes.
Je propose de définir deux familles de produits innovants, C et D.
C : Produits innovants, en devenir
Skype à ses débuts, Asterisk, l’autocommutateur Open Source, l’immense majorité des start-ups à succès rentrent sur le marché avec des produits de type C ; ils ont des fonctions minimales, incomplètes, mais les proposent à des prix très bas, voire même gratuitement.
En proposant des services au rapport qualité/prix imbattable, les produits de type C trouvent rapidement des “clients innovants” qui sont capables d’arbitrer entre fonctionnalités, performances et coûts et savent utiliser ces produits en tenant compte de leurs limites.
D : Produits innovants, proche maturité
Très rapidement, en quelques mois, les produits de type C ont trouvé leur marché et des millions de clients les utilisent. Ils évoluent alors rapidement vers des produits de type D, dans la situation “idéale” où il y a une bonne adéquation entre leurs fonctionnalités et les attentes de la majorité des clients, et non plus seulement des clients innovants.
Skype, aujourd’hui, en est une bonne illustration : avec la fonction SkypeOut d’appels économiques de tous les numéros, la possibilité d’utiliser un téléphone “normal” au lieu d’un casque et des dizaines d’autres améliorations, Skype est proche de la réponse complète, économique et raisonnable aux attentes des particuliers et des entreprises
MySQL, JBoss, sont d’autres exemples de produits qui ont atteint le niveau D. En répondant bien aux attentes du cœur de marché, ils commencent alors à sérieusement concurrencer les fournisseurs produits de type A, qui doivent se concentrer sur les clients ayant des besoins très complexes, ce qui devient un marché de ... niche.
Fournisseurs : quelle stratégie d’innovation ?
Le modèle d’innovation A/B/C/D proposé par Christensen est très efficace pour aider un fournisseur dans sa stratégie d’innovation
- Face à un marché de type A, la meilleure solution consiste le plus souvent à ... chercher un autre créneau. Les acteurs en place, puissants et à forte notoriété, ont les moyens marketing et financiers de s’opposer efficacement à toute tentative d’entrée sur ce marché.
- Si le marché est en situation B, toute innovation qui apporte une réelle amélioration des performances sera rapidement acceptée par les clients et a beaucoup de chance de réussir. La couverture nationale de la France en réseau Edge par Bouygues Telecom, le succès fulgurant du Wi-Fi, première solution rapide de réseau sans fil sont des exemples d’innovation de type B.
- Trouver un produit ou un service de type C est la voie royale de l’innovation moderne. L’entreprise répond à une double demande, de clients attirés par une solution plus économique et de nouveaux clients, non-utilisateurs actuels de ces services, le plus souvent pour des raisons de coût. Les fournisseurs de solutions A sont désarmés face à ces innovations de rupture C car ils ne peuvent pas mettre en danger leur rente de situation en répondant par des baisses de prix massives.
- Passer rapidement au niveau D des services proposés est indispensable si l’innovateur veut protéger son marché initial et rentrer sur le marché de masse des clients aux attentes raisonnables. La principale difficulté sera souvent de savoir résister au danger de l’hypertrophie fonctionnelle. En se transformant en fournisseur de type A, il laisserait alors le champ libre à un nouvel innovateur de type C, capable de l’attaquer avec une nouvelle offre de rupture !
DSI : décisions intelligentes face à l’innovation
Ce même modèle A/B/C/D peut être utilisé par un DSI pour mieux analyser les innovations qui lui sont proposées.
- Face à un nouveau service de type A, la meilleure réponse consiste à refuser les nouvelles versions qui n’offrent aucun avantage important à l’immense majorité des utilisateurs. C’est souvent difficile, car ce sont les fournisseurs déjà en place, connus, puissants qui proposent des solutions A.
- Pour un DSI, une innovation de type B est “idéale”. Il pourra proposer à ses clients un nouveau service, de nouveaux niveaux de performance qui seront accueillis avec enthousiasme pas les utilisateurs.
- Les innovations de type C sont plus délicates à gérer par la DSI ; c’est le cas, aujourd’hui de la majorité des Services Web 2.0 pour les entreprises.
La clef de la réussite consiste à choisir, comme premiers clients, des petits groupes d’utilisateurs innovants, raisonnables, capables de comprendre les avantages et les limites des solutions et de s’y adapter. C’est dans ma mise en œuvre réussie de solutions de type C que l’on reconnaît les meilleurs DSI innovants.
- Un DSI a deux approches possibles pour les solutions de type D. Il peut attendre que les produits aient atteint le niveau D, en faisant l’impasse sur les offres de type C ; ce sera la stratégie choisie par une majorité de DSI, “prudent” face à l’innovation.
Pour ceux qui auront installé, à petite échelle, des solutions de type C, le passage en D se fera naturellement, par extension des premières implantations à l’ensemble de l’entreprise et en s’appuyant sur les nouvelles versions de ces services, arrivés à maturité. La probabilité de réussite sera plus élevée, la mise en route plus rapide.
L’analyse proposée par Christensen est un outil extrêmement puissant de compréhension des différentes facettes de l’innovation.
En positionnant toute innovation qui lui est proposée dans l’une des quatre familles A/B/C/D, un DSI peut, rapidement, proposer une réponse adaptée à son style de management et à la capacité de son organisation à absorber des innovations.
Refuser des innovations de rupture, type C, peut être la meilleure décision pour un DSI prudent dans une organisation traditionnelle !
J’espère, et je suis sûr, qu’il y a quand même quelques DSI innovants pour les mettre en œuvre et donner à leurs entreprises un avantage concurrentiel significatif.
Optimiste je suis né, optimiste je reste !