Systèmes d’Information de l’état : alerte aux erreurs stratégiques - Première partie
21/07/2015
Les systèmes d’information du secteur public, et en particulier ceux pilotés par la DISIC, prennent en ce moment des virages stratégiques dangereux.
Nous savons tous que le gouvernement français a des budgets sans limites et qu’il est possible de dépenser sans compter ! Les SI du secteur public peuvent contribuer beaucoup, et rapidement, à la modernisation du fonctionnement de l’état et à la réduction des dépenses publiques. Encore faut-il que les décisions prises aillent dans le bon sens, ce qui n’est vraiment pas le cas aujourd’hui
Je vous propose, dans cette première partie, de mettre en évidence quelques erreurs stratégiques récentes.
Ce diagnostic serait sans intérêt s’il n’y avait pas d’autres pistes possibles ; ce sont celles que je vais explorer dans la deuxième partie de cette analyse.
En publiant ces deux billets, je suis conscient que je vais me mettre à dos le ban et l’arrière-ban des sommités informatiques du secteur public ; j’en assume le risque !
Mon éthique m’interdit de rester silencieux quand je mesure l’ampleur des catastrophes qui s’annoncent.
Secteur public, secteur privé : des challenges SI similaires
Pour l’essentiel, les mêmes outils informatiques d’infrastructures et d’usages peuvent être déployés dans toutes les organisations, publiques et privées.
Ce qui fonctionne bien dans les entreprises privées peut aussi donner d’excellents résultats dans la sphère publique, et il serait criminel de ne pas en profiter.
- Les mêmes PC, tablettes, smartphones, réseaux WAN et LAN, solutions IaaS, Infrastructures as a Service... sont disponibles pour toutes les organisations, privées comme publiques.
- Les mêmes applications « universelles » SaaS, Software as a Service, telles que messagerie, décisionnel, gestion RH, budgets... peuvent être déployées dans une administration publique, une banque ou une société pétrolière.
Il y a bien sur des différences entre ces deux mondes, et en particulier pour tout ce qui touche les applications « cœur métier » spécifiques. J’aurai l’occasion d’en reparler dans la deuxième partie.
Il semblerait que de grands pontes de l’informatique du secteur public pensent le contraire ; trois exemples précis vont illustrer quelques-unes des erreurs stratégiques commises par le secteur public.
Echec sanglant des « clouds souverains »
La « souveraineté de la France » est menacée par l’invasion des grands méchants industriels de l’IaaS, Infrastructure as a Service, AWS, Google et Microsoft ? Qu’à cela ne tienne, on va créer des clouds souverains, avec le financement de l’état, en l’occurrence la Caisse des Dépôts.
Entre 2012 et 2015, les performances de ces deux acteurs souverains, Numergy et ClouWatt, ont été « spectaculaires » comme l’a confirmé une enquête de BFM-TV en juin 2015.
Sur la même période, et sans aucun financement public, des acteurs tels que OVH ou Outscale ont développé des offres crédibles, déployées au niveau international et non pas seulement à l’intérieur des frontières de la France.
CloudWatt a été repris par OBS, Orange Business Services : espérons que cela leur permettra de retrouver rapidement un nouveau positionnement, pérenne et spécialisé.
Quel avenir pour Numergy, maintenant que son actionnaire SFR a été repris par Numéricable et que l’autre actionnaire, Bull, a rejoint Atos ? Bien malin qui pourrait répondre aujourd’hui à cette question, surtout quand on connait le goût prononcé de l’actionnaire principal de SFR, Patrick Drahi, pour les entreprises qui perdent beaucoup d’argent...
Appel d’offres « Cloud Public », téléguidé pour Orange
En mai 2015, l’État français annonce en grande pompe son premier appel d’offres pour un cloud public.
Et un projet ridicule de plus ! J’ai du relire plusieurs fois ce document pour être certain de ne pas me tromper ; on parle d’1 M€ sur deux ans quand les achats d’informatiques gérés par les services d’achats de l’état sont de 30 milliards d’euros par an.
La rédaction de cet appel d’offres, un chef d’œuvre de mauvaise foi, interdisait en pratique à tous les acteurs industriels du marché de répondre.
Et, quelle surprise... C’est Orange avec OBS qui va gagner ce micro-marché.
Il y a vraiment de quoi s’inquiéter très sérieusement si les responsables informatiques de l’état essayent de nous convaincre qu’ils croient en l’avenir du cloud public en annonçant fièrement qu’ils vont y consacrer 0,016 % de leur budget.
Un léger contraste : dès 2011, le rapport stratégique sur l’informatique du gouvernement fédéral américain proposait de basculer 25 % de ses budgets informatiques, soit 20 milliards de dollars, sur le Cloud.
25 % contre 0, 016 %, et 5 ans après ! Les décideurs informatiques du secteur public français ont vraiment pris conscience des potentiels des infrastructures cloud...
L’obsession Open Source, et ses dérives
Les solutions Open Source sont omniprésentes dans les infrastructures Cloud des grands acteurs industriels tels qu’AWS, Google ou Facebook. Même Microsoft s’est converti et soutient des projets Open Source tels que Mesos ou Docker.
Ce n’est pas moi qui vais reprocher au gouvernement français de trouver de la valeur aux solutions Open Source, au contraire.
Par contre, en faire une religion, un dogme est très dangereux, surtout si on parle plus de « logiciels libres » avec toutes les connotations politico-économiques que cela induit que d’Open Source, qui a une signification technique claire et non ambigüe.
Cette dérive dogmatique s’est traduite, en juillet 2015, par une nouvelle décision ridicule, absurde et qui va jeter, dans le monde entier, un discrédit total sur la capacité de nos dirigeants informatiques du secteur public.
Le gouvernement va investir environ 11 M€, sur quatre ans, pour concurrencer les « PME Google et Microsoft » en finançant le projet OpenPaaS, des solutions Open Source de bureautique et de messagerie.
Dans mes cauchemars les plus noirs, jamais je n’aurais pu imaginer que l’on oserait prendre une décision aussi nulle :
- Face aux deux leaders mondiaux de la bureautique Cloud, Google Apps et Microsoft Office 365, Linagora, une ESN qui fait 11 M € de CA, pour l’essentiel avec le secteur public, a été chargée de développer une solution « gauloise », annoncée fièrement comme bien meilleure que celles des nuls américains.
- Je ne résiste pas au plaisir de citer l’un des avantages clefs de cette petite merveille : contrairement aux solutions actuelles, qui limitent à quelques dizaines le nombre de personnes qui peuvent collaborer en temps réel sur un même document, il sera maintenant possible à des centaines de personnes de le faire. Toute personne qui a déjà participé à la rédaction d’un document collaboratif sait très bien qu’au-delà de 5 à 7 personnes, c’est mission impossible.
- Comble de la bêtise, ce sera bien sur une solution de type « cloud privé » ; elle va obliger les organismes publics à installer et gérer leurs propres serveurs de messagerie et de stockage de contenus. Linagora proposera même d’héberger ces messageries aux organismes qui le souhaitent...
- Cela fait maintenant plus de sept ans que les entreprises privées ont commencé leur migration vers les solutions SaaS de Google puis de Microsoft. Tout DSI qui n’a pas compris que son rôle n’est plus de gérer en interne sa messagerie doit de toute urgence changer de métier.
- Je l’ai écrit plus haut, mais il est important de le répéter : si tout va bien ce projet génial verra le jour dans 3 ou 4 ans.
Ce ne sont pas les 11 M € qui seront gaspillés inutilement dans ce projet qui me font hurler le plus ; ce sont les centaines de millions d’euros qui seront dépensés par tous les ministères et organismes publics, condamnés à déployer une solution mort-née. Ceci réduira d’autant leur capacité à investir dans de véritables solutions à forte valeur ajoutée.
Ce sera aussi un retard catastrophique de plusieurs années imposé à tous ces organismes publics qui devront attendre l’arrivée d’une solution sans avenir et n’auront pas l’autorisation de déployer les solutions industrielles immédiatement opérationnelles.
Une décision ridicule similaire avait déjà été prise il y a un an, obligeant les universités françaises à déployer BlueMind, une autre solution Open Source... concurrente de celle de Linagora. Ces deux entreprises sont d’ailleurs en procès.
Il y a peut-être une solution astucieuse pour transformer cette catastrophe annoncée en outil de compétitivité pour la France : cela consisterait à l’offrir gratuitement OpenPaas à des pays concurrents, si on en trouve d’assez naïfs pour accepter ce cadeau empoisonné.
Un long historique de catastrophes dans les SI publics
Ces exemples récents ne sont hélas pas les premiers. Nous connaissons tous quelques échecs majeurs informatiques dans le secteur public :
Choisir l’ERP SAP pour le projet Chorus de refonte de la comptabilité publique française était une erreur grossière qui a coûté des milliards d’euros et a été fustigée par plusieurs commissions d’enquête parlementaires. Il suffisait de 5 minutes de bon sens pour comprendre que la comptabilité nationale française étant un « objet informatique unique au monde », la seule bonne réponse était un... développement spécifique.
- Le projet Louvois de paie des militaires a été abandonné après dix ans d’efforts et... 200 M d’euros de trop payés par an.
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Une autre catastrophe, concernant la paie des fonctionnaires, a été évitée : l’Opérateur National de Paye (ONP), a été fermé au bout de 7 années d’efforts infructueux.
Il n’est pas trop tard pour que le secteur public change, immédiatement, de stratégie SI
Je n’ai pas écrit ce texte pour mettre en lumière quelques-unes des erreurs stratégiques actuelles des responsables de l’avenir de l’informatique du secteur public ; je n’ai pas mené ce jeu de massacre pour le plaisir, au contraire.
Je l’ai fait, car je suis avant tout un optimiste, profondément persuadé qu’il est encore possible de construire des SI performants, économiques et flexibles, y compris dans le secteur public.
Ce seront ces idées positives que je vais défendre dans la deuxième partie de cette analyse.
L’organisme responsable des SI du secteur public, la DISIC, va changer de nom et s’appeler la DINSIC.
J’ose encore espérer que le changement de nom, suivi rapidement d’un changement du Directeur Général, sera aussi l’occasion d’un changement radical et rapide de stratégie.